La petite Fadimatou
J’ai rencontré Fadimatou il y a quelques années ; j’étais alors un jeune enseignant fraîchement affecté au lycée bilingue de Maroua. Cette année-là, j’avais parmi les classes que j’enseignais une sixième spéciale. Pour ceux qui sont étrangers à cette appellation, les classes spéciales sont des classes réservées aux élèves les plus brillants. On y accède à l’issue d’un concours organisé au sein de l’établissement, parmi les élèves de la classe de sixième.
C’est pour vous dire que Fadimatou était intelligente. Dans leur classe de seulement 60 élèves, elle se distinguait de la masse, avec quelques autres plus ou bien brillants. J’avoue que j’avais du plaisir à enseigner dans cette sixième. Les enfants étaient attentifs, curieux, braves… Je me souviens que les vendredis, après notre heure de cours, il y en avait une autre, creuse. Eh bien, les élèves de sixième spéciale insistaient pour que le cours d’anglais dure deux heures !

Pour en revenir à Fadimatou, j’avais remarqué qu’elle était souvent absente des cours. Parfois, je passais toute une semaine sans l’apercevoir en classe. La première fois que j’ai remarqué cela, je me suis renseigné auprès de ses camarades. « Fadimatou est malade », m’a-t-on dit. Mais ses absences se faisaient de plus en plus récurrentes. Il a fallu que je lui pose des questions à elle-même pour qu’elle me donne la raison de ses absences répétées.
« Monsieur, m’a-t-elle dit, parfois je ne peux pas venir à l’école parce que ma mère m’envoie vendre le hoyoro1 pour acheter la nourriture. »
– Pourquoi ta mère t’envoie vendre ? Elle-même fait quoi, pendant que tu vas vendre ?
– Elle reste à la maison avec mes petites sœurs.
– Et ton père, où est-il ?
– Mon père est à la maison… »
Je n’insistai pas, préférant ne pas trop m’immiscer dans la vie de cette jeune demoiselle que je plaignais déjà. L’année suivait son cours, et Fadimatou continuait à s’absenter des cours. Durant les évaluations de la première séquence, Fadimatou ne se montra pas. Elle revint après, prétextant la maladie. Moi, je n’y ai pas cru. Mais je n’ai pas voulu en savoir plus.

Au deuxième trimestre, elle disparut encore. Cette fois-ci la raison était officielle : ses parents n’avaient pas pu (ou voulu ?) payer la totalité de sa pension. Elle a dût faire quelques semaines à la maison – à vendre le hoyoro pour sa mère, je suppose. Quand elle revint en cours, ses camarades m’informèrent que sa pension n’avait toujours pas été payée, mais qu’elle essayait de se faufiler, de se cacher, pour échapper aux contrôles des surveillants généraux. Elle était restée à la maison, juste le temps que les contrôles soient moins réguliers, moins rigoureux. Cependant, de temps en temps elle était purement et simplement mise à la porte.
Ce manège dura presque tout le deuxième trimestre. Vers la fin du trimestre, elle disparut complètement du lycée. À croire qu’elle n’y avait jamais mis le pied. J’étais très anxieux. Chaque fois que j’avais cours en sixième spéciale, j’espérais la revoir en classe, la revoir assise au cinquième banc de la troisième rangée, au fond, à coté d’Oumoul Koulsoumi et de Khalimat Mohamadou avec qui elle se chamaillait à longueur de journée. Mais non, rien. Pas de Fadimatou en classe, pas de dispute avec ses camarades de banc. Rien…
Un jour cependant, alors que je faisais l’appel, j’eus la réponse à mes interrogations. Dès que je lus son nom, j’entendis ses camarades répondre en cœur « Mariée », en pouffant de rire. Après avoir rempli le cahier de textes, je reposai la question aux élèves, et ils me racontèrent l’histoire : Fadimatou avait été mariée de force à un homme âgé. Son père avait estimé qu’elle perdait son temps à l’école, et en plus elle lui coûtait de l’argent, au lieu de lui en rapporter.

Ce soir-là, je ne fis pas mes autres heures de cours. Je rentrai directement chez moi, choqué par cette nouvelle. J’étais abattu, découragé. J’avais de la peine pour cette petite demoiselle qui ne demandait qu’à s’instruire. J’admirais le courage de cette petite qui s’entêtait, qui ne se laissait pas démonter par les expulsions dont elle faisait l’objet. Bien que jeune, elle avait compris que son seul salut se trouvait dans l’éducation. Mais elle se battait seule contre le monde. Le combat était inégal, elle l’a perdu. Que pouvait-elle faire contre les mentalités rétrogrades ?
Parfois, je repense à Fadimatou. Je me demande ce qu’elle est devenue, combien d’enfants elle a déjà. Je me demande si elle songe à reprendre ses études un jour, si elle travaille, si elle est heureuse, si elle est même en vie. Des soirs comme celui-ci, je repense à Fadimatou, à son calvaire, à ses espoirs déçus. Mais je garde espoir.
J’espère qu’un jour, toutes les Fadimatou du Cameroun, d’Afrique et du monde auront droit à l’éducation. J’espère qu’elles pourront dire NON à certaines pratiques, qu’elles pourront se battre pour leurs droits. J’espère qu’elles auront leur mot à dire et qu’elles se feront entendre par la société.
1Hoyoro : jus d’oseille communément appelé foléré.
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